publié le 23/04/2025 Par Marine Rabreau
Il n'y a « pas d'argent magique » pour l'école, pour la justice, les hôpitaux ou le climat. Apparemment, ce ne sont pas des causes suffisantes. En revanche, l'argent magique a existé pour renflouer les plus grosses banques nationales, interdépendantes et irresponsables collectivement, après la crise des subprimes de 2008. Il a aussi existé pour colmater les trous économiques béants des confinements et inonder les industriels pharmaceutiques lors de la crise Covid. L'Europe a mobilisé 750 milliards d'euros ! Cette fois-ci, il s'agit du plan « ReArm Europe », annoncé par Ursula von der Leyen en misérable héroïne de l'escalade militaire, sans AUCUNE concertation avec les États membres ni l'OTAN. Un bazooka financier de 800 milliards d'euros pour la défense européenne, pour faire face « au danger clair et immédiat » incarné par la Russie. De l'endettement, de l'endettement et encore de l'endettement... Mais comment est-ce possible, alors que certains États membres - dont la France - n'ont plus aucune marge de manœuvre financière, et que la BCE ne peut plus être en mode pied sur le plancher du Quantitative Easing, en raison du retour de l'inflation dans le paysage économique mondial ? Comment faire ? C'est très simple : il suffit de défoncer toutes les règles historiques de l'Union européenne !
Il y a déjà cinq années, Jupiter nous enjoignait à « s'unir », « combattre », « se mobiliser » et « se hisser individuellement et collectivement à la hauteur du moment » pour faire face à une « guerre » contre... un virus, et cela « quoi qu'il en coûte ». Puis en 2024, à court de grande cause nationale pour susciter l'unité - ou plutôt la soumission -, Macron invoquait « le tabou du siècle », à savoir la hausse de l'infertilité, et appelait à un « réarmement démographique », pour le bien de la patrie, toujours sur fond de sémantique martiale, cette fois-ci teintée d'asservissement nataliste des femmes. Un flop total : un an plus tard, il ne s'est rien passé.
Mais alors, comment exister ? Comment effrayer pour rassembler ? En parlant de vraie guerre ! Après trois années pleines de conflit russo-ukrainien sur fond de violation des accords de Minsk, voilà soudainement que la Russie est devenue « une menace, pour la France et pour l'Europe » d'après notre Churchill 2.0 bien à la peine. « Qui peut donc croire que la Russie d'aujourd'hui s'arrêtera à l'Ukraine ? La menace russe est là. Nous rentrons dans une nouvelle ère », a-t-il dramatisé avec son ton pseudo-solennel qui a perdu toute sa crédibilité ; et dans une rhétorique de la peur, pour mieux justifier sa mission de construire une Europe encore plus fédérée - et satisfaire les globalistes de Davos.
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Un plan à 800 milliards pour sauver l'Europe
Cette fois-ci, l'alerte rouge concerne toute l'Europe, alors même que les négociations avancent sans l'UE en Arabie saoudite, résultat de l'entêtement de ses dirigeants à rester hostile à 100 % à la Russie, plutôt que de rechercher des solutions diplomatiques et des opportunités économiques. Quelques heures à peine après l'annonce de la suspension de l'aide américaine à l'Ukraine, Ursula von der Leyen, elle aussi dans un élan de fédéralisme européen et au nom de la défense des soi-disant valeurs démocratiques du continent, a subitement estimé que le Vieux Continent faisait « face à un danger clair et immédiat d'une ampleur qu'aucun d'entre nous n'a connue dans sa vie d'adulte » et que « l'avenir d'une Ukraine libre et souveraine, d'une Europe en sécurité et prospère, [était] en jeu ».
Le danger a un visage, il s'appelle Vladimir Poutine, et il s'apprêterait à envahir la Pologne et les États baltes, puis le reste de l'Europe. « Je n'ai pas besoin de décrire la gravité de la menace à laquelle nous sommes confrontés ni les conséquences dévastatrices que nous devrons endurer si ces menaces se concrétisent », a-t-elle estimé, dans un narratif aussi anxiogène que vague, en misérable héros de l'escalade militaire.
Et d'annoncer, soudainement, sans qu'il n'y ait eu AUCUN débat au sein (ni entre) des États-membres (pourtant normalement souverains en matière de politique militaire) ni de l'OTAN (pourtant en charge des questions de défense de ses membres), un bazooka financier : le plan « ReArm Europe », à même de « mobiliser 800 milliards d'euros en dépenses d'armement, pour une Europe plus sûre et plus résiliente », et d'utiliser « tous les leviers financiers » à disposition, pour « aider les États membres à rapidement augmenter leurs dépenses de défense ».
C'est ni plus ni moins la plus forte initiative européenne en matière de sécurité depuis la Guerre froide. Et c'est surtout une réponse immédiate à la menace de Trump de se désolidariser de l'OTAN (70 % des recettes de l'OTAN sont américaines) si les États européens ne consacrent pas 5 % de leur budget à l'amélioration de leur défense.
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Alléluia ! En fait, l'argent magique existe !
800 milliards d'euros, donc, pour la défense européenne. Mais en fait, l'argent magique existe bien ? On nous aurait menti ? Pourtant, tant de fois, les ministres successifs de l'ère Macron nous ont expliqué qu'il n'y avait « pas d'argent magique » pour l'école (publique), pour les hôpitaux, pour la justice, pour les retraites, pour le climat, pour les violences faites aux femmes, pour les gilets jaunes...
En fait, l'argent magique existe, mais pas pour tout. Il a existé par exemple juste après l'énorme crise immobilière puis financière dite des subprimes de 2008, lorsque les États ont dû renflouer leurs plus grosses banques nationales « too big too fail » pour éviter l'écroulement total du système financier mondial. Ou pour sauver la Grèce, dans la foulée. Des perfusions massives permises principalement par la Banque centrale européenne (BCE) par le biais du fameux Quantitative Easing (injections stratosphériques de liquidités sur les marchés et taux très faibles, voire nuls, au moment où l'inflation n'était qu'un lointain mauvais souvenir).
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Plus récemment, il a existé pour colmater les séries de décisions rocambolesques de la crise Covid : les États européens ont injecté des milliards pour soutenir l'économie, via le plan de relance européen NextGenerationEU, qui devait créer 750 milliards d'euros pour ce faire - mais qui n'est parvenu à en sortir « que » 450 milliards à mars 2025, sans pouvoir tracer précisément à quoi a servi l'argent.
Dans l'économie moderne, les crédits font les dépôts
Cette fois-ci, c'est au tour des dépenses militaires européennes d'être perfusées, à hauteur de 800 milliards d'euros. Mais comment est-ce possible ? Comment créer soudainement autant d'argent, sorti de nulle part, comme par magie ? Eh bien, en créant encore et toujours plus de lignes de crédit ! Les banques ont en effet le pouvoir de créer de la monnaie, par les crédits qu'elles consentent. Comme Ben Bernanke (ex-gouverneur de la Fed) le disait lui-même en 2009 : le sauvetage des banques en 2009 s'est fait « en utilisant l'ordinateur » !
En réalité, la création bancaire suit un schéma du type « crédit-dépôt-crédit ». En clair, dans l'économie moderne, « les crédits font les dépôts » et non plus l'inverse : quand une banque octroie un crédit, elle crée simultanément un dépôt, et ce dépôt peut circuler à travers le système bancaire. C'est en ce sens que cette création monétaire est « magique ».
Il suffirait donc que les banques créent des lignes de crédit de 800 milliards d'euros pour que les vœux de Von der Leyen soient exaucés ? Ce n'est plus si simple que cela. D'abord, les banques sont soumises à toujours plus - mais toujours avec un train de retard - de réglementations : elles ne peuvent pas créer des lignes de crédit sans limite et doivent notamment maintenir un « matelas de sécurité », qui dépend de leurs fonds propres, pour éviter la banqueroute en cas d'imprévu majeur (cf. la crise des subprimes) et la menace d'un écroulement du système financier mondial.
Ensuite, la Banque centrale européenne (qui prête aux banques, qui ensuite prêtent aux particuliers, mais aussi aux entreprises et aux États sous forme de crédits ou de rachats de dette) n'est plus en mesure de perfuser à outrance comme elle l'a fait pendant une vingtaine d'années. La faute au retour de l'inflation en 2021. Il fallait donc trouver d'autres solutions, compte tenu du contexte actuel. Apparemment, la fin justifie les moyens, puisque Von der Leyen a carrément pris l'initiative - encore une fois toute seule - de briser plusieurs règles fondamentales de l'Union européenne.
Von der Leyen fait sauter tous les verrous
Sur les 800 milliards d'euros prévus dans le cadre du plan « ReArm Europe », la Commission va se doter d'un « nouvel instrument » lui permettant d'emprunter sur les marchés puis de prêter aux États membres, qui permettra de lever 150 milliards d'euros. Pas question de parler de subventions ; les pays frugaux, Pays Bas et Allemagne en tête, n'auraient pas apprécié ! Ce sont des prêts donc, qui serviront en priorité à investir - « mieux et ensemble » - dans les domaines « les plus urgents » comme la défense antiaérienne et antimissile, les systèmes d'artillerie, les missiles et les munitions, les drones et les systèmes anti-drones, ou encore la cybersécurité.
Avec ce « nouvel instrument de prêt », Von der Leyen n'aura pas besoin du soutien unanime de tous les États membres. Seulement d'une majorité qualifiée au Conseil. Alors qu'en cas de nouvel emprunt au nom de l'UE (qui avait eu lieu pour la première fois et à titre exceptionnel lors du Covid), l'unanimité aurait été requise, et il est peu vraisemblable qu'elle aurait été atteinte en raison d'un probable véto par la Hongrie. Pourquoi ? Parce cela signifierait qu'il existe bel et bien un État européen avec un Trésor public et donc des impôts européens, etc.
Malgré cette entourloupe de Von der Leyen, l'UE pourrait émettre bien des eurobonds... En novembre dernier, « les cinq plus grands pays de l'Union européenne se sont prononcés en faveur d'obligations européennes de défense », s'est félicité Radoslaw Sikorski, le chef de la diplomatie polonaise, à l'issue d'une rencontre avec ses homologues allemand, français, italien, espagnol et britannique. Et d'autant plus que le solde, soit quelques 650 milliards d'euros, correspond à des dépenses de défense des 27 pays de l'Union sur une période de quatre ans.
Pour ce faire, les États membres pourront augmenter leurs dépenses de défense jusqu'à 1,5 % du PIB, ce qui correspond au plafond fixé par la Commission pour les dépenses de défense supplémentaires par an. Cela ne sera pas simple pour certains États membres déjà exsangues de s'endetter autant, sans risquer les foudres des marchés financiers ! L'Europe pourrait bien avoir besoin de les aider... avec des eurobonds ?
En tout état de cause, cette volonté soudaine que les États membres augmentent leurs dépenses publiques a tranché net avec le perpétuel mantra du respect des sacro-saintes règles budgétaires européennes qui consistent (sur le papier) à limiter les déficits à 3 % de leur PIB et la dette à 60 % du PIB. Mais là encore, Von der Leyen a sorti la baguette magique. En effet, les États pourront « augmenter de manière significative leurs dépenses de défense sans déclencher la procédure de déficit excessif », et donc sans pénalité. C'est ce qu'a promis la présidente de la Commission européenne, qui annonce qu'elle va donc « activer la clause d'échappement nationale du Pacte de stabilité et de croissance ». En somme, ce que demandaient la Pologne et les États baltes depuis bien longtemps. Une première dans l'histoire de l'Europe.
Par ailleurs, la présidente de la Commission européenne veut élargir le mandat de la Banque européenne d'investissement (BEI) pour qu'elle puisse fournir des prêts en matière de défense. La BEI n'est, à ce stade, pas autorisée à financer des projets directement liés au secteur de la défense. Nadia Calvino, présidente de la BEI, s'est dite tout à fait disposée à le faire dans un courrier à la Commission rendu public dans la foulée des annonces. La Banque, au bilan de 600 milliards d'euros, pourrait ainsi prochainement investir dans la sécurité et la défense sans plafond fixe.
Ce n'est pas tout : la Commission entend aussi utiliser des fonds d'aide aux régions les plus défavorisées de l'UE, les fonds dits de cohésion, pour financer des projets de défense. Le total de ces fonds pour la période 2021-2027 est de 392 milliards d'euros, mais à ce stade, aucune information n'est disponible quant au montant de la ponction. Ce qui est certain, c'est que ce changement va créer des tensions importantes dans les régions concernées.
Last but not least... Von der Leyen profite de « l'occasion » pour solliciter les capitaux privés et peut-être enfin accélérer le projet de l'Union de l'épargne et de l'investissement si cher aux fédéralistes, « indispensable » selon elle, alors que 1 400 milliards d'euros sont épargnés par les Européens chaque année. Il se dit carrément qu'un petit groupe d'États commence à plancher sur le sujet de son côté, rompant (encore !) avec les règles de l'Union européenne.
Derrière la magie, l'endettement des États
Les outils changent, mais le vecteur commun de l'argent magique, c'est l'endettement, l'endettement et encore l'endettement des États. Il n'y a pas d'autre alternative. Et même si comptablement, ces nouvelles dettes contractées au nom de la défense de l'Europe ne figureront pas dans les calculs officiels des règles de Maastricht, elles vont bel et bien exister. Or, l'argent créé comme par magie, va encore accroître la valeur du capital et alimenter le risque d'inflation - ce qui n'est plus une lubie, alors qu'elle a fait son grand retour dans le paysage économique mondial post-Covid et guerre en Ukraine. De fait, cela augmenterait (encore et encore) les inégalités.
De plus, compte tenu de l'état délétère des finances publiques de certains États-membres (notamment de la France), le risque de hausse des taux d'intérêt d'emprunt est important. Car les marchés ne prêtent pas (ou plutôt plus) gratuitement aux États. Pour rappel, la France emprunte actuellement autour de 3,5 % et sa dette dépasse les 3 400 milliards d'euros. Et comme tous les autres pays, elle est soumise aux notes des agences de notation. Tout au bout de la chaîne, il y a de fortes chances que ce soit le contribuable, et en particulier la classe moyenne, qui paye le prix des intérêts supplémentaires, d'une façon ou d'une autre. Par ailleurs, avec des taux plus élevés, les investissements privés sont pénalisés par ricochet, et in fine, cela pèse sur la croissance.
Pour les promoteurs du plan « ReArm Europe », un tel coup de boost permettra de relancer l'économie européenne, de créer des emplois, donc de la recette fiscale, et donc il n'y aura pas besoin d'augmenter les impôts ! Il s'agirait également d'un bon moyen pour réindustrialiser le continent. Ben voyons ! On l'a déjà entendue plus d'une fois celle-là, dans l'automobile, la transition énergétique, les nouvelles technologies, la santé...
En attendant, bien évidemment, comme pour les banques après les crises des subprimes et des dettes européennes, comme pour l'industrie pharmaceutique ou les armateurs avec la crise Covid, comme pour les énergéticiens post-crise Covid et guerre russo-ukrainienne, il y a un secteur qui profite déjà à plein du contexte actuel : la défense européenne. Avec la perspective d'une augmentation des dépenses militaires, les valeurs de la défense - Thalès (+74 % depuis le début de l'année), Dassault Aviation (+57 %), Leonardo (+66 %), BAE Systems (+17 %), Saab (+14 %), Indra Systems (+38 %), Rheinmetall (+82 %) - enchaînent les records boursiers. Au cours de l'année écoulée, les actions européennes du secteur de la défense ont augmenté de +40,8 %, dépassant les actions européennes dans leur ensemble (+11,4 %).
Photo d'ouverture : La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen donne une conférence de presse sur le « Paquet défense » au siège de la Commission européenne à Bruxelles, le 4 mars 2025. (Photo Nicolas TUCAT / AFP)